COMMENT CHLOÉ EST DEVENUE HUMAINE

Selon le scénario de Detroit: Become Human, la première androïde RT600 « Chloé » a été construite en 2021 par Elijah Kamski ; ce modèle est également le tout premier à passer le test de Turing, ce qui signifie qu’il peut imiter parfaitement le comportement humain, jusqu’à faire croire qu’il s’agit d’une vraie personne plutôt que d’une machine. Dans l’univers du jeu, ce qui rend Chloé si spéciale est certainement le fait qu’elle est la première personne que vous rencontrez, par le biais du menu interactif, et qu’elle est également au centre d’un moment-clé de l’histoire. Et puis c’est aussi elle qui apporte un sentiment de conclusion, en demandant aux joueurs un dernier choix cornélien à la fin de l’aventure. Il nous paraissait donc parfaitement logique de la mettre sous les projecteurs ici ! 

Partant de là, nous avons voulu lui rendre un hommage bien mérité en partageant quelques petits secrets de production. Nous avons par ailleurs recueilli des données fascinantes grâce à son fameux questionnaire, pour lequel nous avons reçu des millions de réponses venant du monde entier. Bien sûr, ces réponses sont totalement anonymes, et seul le pays où le jeu est joué nous est connu, mais c’est une expérience communautaire unique que nous voulions partager avec vous !  

Note : cet article de blog est mis à jour chaque semaine avec du nouveau contenu, durant les mois de juillet-août 2021. 


À PROPOS DE SA PERSONNALITÉ

David Cage – Auteur et Réalisateur

On s’est demandé comment faire pour la rendre “intelligente” : une des idées était de la rendre comme consciente de son environnement. On savait par exemple qu’on avait accès à l’horloge de la console, donc elle pouvait connaitre le jour et l’heure de connexion ; et puis il y aussi l’info sur le pays. Alors on a commencé à écrire des textes, au cas où quelqu’un lancerait le jeu à Noël, au Nouvel An, le 14 juillet en France ou le 4 juillet aux USA… Et de fil en aiguille, on a complexifié pour qu’elle réagisse en fonction du jour de la semaine, du délai depuis la dernière connexion, et puis enfin en fonction de ce qu’on faisait dans le jeu, comme si elle était aussi consciente de nos choix. On a créé un comportement qui émule une certaine forme de « conscience », uniquement en démultipliant les points d’entrée du script, en fonction de conditions et de variables. Et on a tourné BEAUCOUP de répliques pour couvrir un maximum de cas ! Notez que tout ça s’est fait entre les versions Alpha et Beta du jeu, autrement dit, vraiment très tard dans le développement.

Et enfin, on s’est dit qu’il fallait donner une véritable narration, avec une conclusion, donc on a imaginé le dilemme final : est-ce que les joueurs accepteront de la laisser partir, ou est-ce qu’ils préfèreront la garder, quitte à lui effacer sa mémoire ? On s’est rendu compte qu’une grande majorité de personnes l’avaient laissée partir, ce qui montre qu’on a réussi à créer un enjeu affectif autour d’elle ; mais beaucoup se sont aussi plaintes que Chloé avait vraiment disparue pour toujours ! Alors on a fait un patch pour lui permettre de revenir après un moment, malgré tout.

Et à propos du fait d’avoir choisi Chloé spécifiquement pour ce menu interactif, c’est parce qu’on se disait qu’elle est une sorte de modèle de base, une androïde finalement assez commune. C’était par ailleurs intéressant d’avoir un personnage dont le modèle existe dans le jeu, et puis on a aussi pensé que Kamski avait probablement un attachement particulier pour elle.

À PROPOS DE SON DESIGN

Thierry Prodhomme – Character Art Director

La création de Chloé est liée à la scène de Kamski ; avant ce moment on croise uniquement des androïdes calibrés pour des tâches précises dans la société, mais on découvre ici que Kamski a aussi créé des modèles pour lui, qui sont des plutôt des compagnons. Le premier point que j’avais à l’esprit pour le look de Chloé c’est qu’on est dans l’univers de Kamski, très design et à l’opposé de l’approche très codifiée vue jusque-là, avec par exemple le fameux brassard. On a enlevé ça au profit d’une tenue plus contemporaine, Chloé ne devant pas dénoter dans cet univers particulier, il fallait un contraste. J’ai voulu ramener une certaine élégance dans son allure, pour faire en sorte que la première fois qu’elle ouvre la porte à Connor et Hank, elle soit déstabilisante, qu’on en vienne à se demander si c’est la compagne de Kamski ou une autre androïde. Et je voulais aussi qu’elle soit pieds nus, pour montrer qu’elle était à la fois élégante et à l’aise, chez elle ; “chez elle”, justement, c’est un concept abstrait pour une androïde. Je voulais amener ces impressions dès le début du design.

Le second élément c’est que je ne voulais pas quelque chose de très manufacturé, y’a ce côté chic et épuré inspiré de la haute couture 70s, une vision classique de la féminité finalement, on reste dans la sobriété des lignes et des matériaux. Vraiment, l’idée était de montrer qu’elle était chez elle, alors que le concept de propriété n’a pas de sens pour les androïdes !

Pour la scène d’intro, le questionnaire, je voulais en revanche quelque chose de moderne, d’immaculé, presque chirurgical ; un univers très doux, très calme, rassurant, comme dans un rêve. Avec ça en tête, j’ai ajouté à sa tenue quelque chose d’un peu high tech, moins personnel. On est plus dans l’idée d’une hôtesse d’accueil, qui vient rassurer les visiteurs, y’a un côté produit manufacturé. Cela dit, il y’a aussi un côté un peu séducteur, si on compare à la scène chez Kamski. Mais dans les deux versions de Chloé, je n’ai pas joué sur les maquillages, j’ai voulu rester naturel, ça fait partie des codes : il n’y a pas de notion de personnalisation, donc ça passe aussi par la coupe de cheveux ; un design propre, naturel, sans fioritures, à la fois efficace et rassurant.

À PROPOS DE SON VISAGE ET DE SA VOIX

Benjamin Diebling – Réalisateur Plateau

Chloé est vraiment révélatrice des secrets de fabrication d’un jeu comme Detroit: Become Human. Elle existe en plusieurs versions, jouées par plusieurs actrices : du court-métrage paru avant la sortie du jeu, à la scène chez Kamski, puis au menu d’accueil du jeu, en passant par différentes vidéos de promotions sorties après coup.

La première actrice qui l’incarne, et qui est aussi celle qui prête ses traits au personnage, c’est Gabrielle Hersh ; elle a tourné avec nous le court-métrage et la scène de Kamski en 2015. Mais elle n’était plus disponible pour tourner le menu d’intro en 2017, alors que le challenge représenté par ce menu était déjà assez important ! Il y avait en effet une quantité astronomique de lignes de textes à tourner, et dont l’interprétation devait être irréprochable vu que ce personnage accueillerait les joueurs à chaque partie. Et il fallait aussi une légère évolution dans cette interprétation, pour qu’on se sente de plus en proche d’elle au fil des parties ; n’oublions pas que l’idée de ce menu c’est de représenter l’humanisation des androïdes. C’est finalement Barbara Scaff qui a pris la relève de Garbielle Hersh, et ça a été évidemment un défi technique pour l’animation faciale, mais aussi un défi artistique, puisque le changement d’actrice devait être invisible pour le public.

Et le dernier souvenir que j’ai d’un point de vue créatif avec Chloé, c’est lorsque Quantic Dream s’est vu proposer un espace au Musée Grévin de Paris. Rapidement l’idée est arrivée d’avoir à l’intérieur de cet espace des vidéos animées par Chloé, pour présenter l’univers de Detroit : Become Human. Et il a fallu à nouveau changer d’actrice, cette fois parce que nous devions tourner en français. On a donc fait un nouveau casting en choisissant – roulement de tambour – la doublure de Kara !

À PROPOS DE SON ANIMATION

Yann Gaborieau – Lead Facial Animation

Sachant que nous avons donc trois actrices qui ont incarné Chloé selon les situations, il a fallu trouver des astuces techniques pour faire en sorte qu’on ait tout de même toujours l’impression qu’il s’agissait du même personnage à l’écran. Entre Gabrielle Hersh, Barbara Scaff et Alexandra Pic, nous avons dû retravailler certaines animations pour conserver au maximum les expressions de l’actrice originale, Gabrielle Hersh, en forçant notre outil à travailler à partir de ces données pour les adapter sur le travail de comédie de Barbara Scaff puis la voix d’Alexandra Pic. Sans ça, la Chloé qui apparaît dans le menu aurait conservé les mimiques de Barbara, au profit des celles qui avaient initialement été proposées par Gabrielle, pour la scène de Kamski et le trailer.

En termes de travail, toutes ces itérations représentent cela dit assez peu de temps : une fois les données de motion capture réajustées et finalisées, le travail de complémentaire à la main est intervenu principalement sur les yeux, puisque dans le menu Chloé regarde directement la caméra. Pour traiter la centaine d’animations, réparties sur toutes les versions de Chloé (menu, Kamski, Musée Grévin, court-métrage et vidéos de promotion), ça à dû me prendre environ trois semaines à temps plein.

À PROPOS DE SON QUESTIONNAIRE 

Julien Colas – Lead Game Building  

Il y a donc 13 questions, mais nous ne voulions pas imposer le questionnaire ; on répond si on a envie. Chloé pose trois fois de suite chaque question, et si elle n’a pas eu de réponse, elle ne la propose plus et passe à une autre question lors des trois visites suivantes, et ainsi de suite. Il est cela dit toujours possible d’y répondre plus tard en allant soi-même dans le menu dédié. Le questionnaire est découpé en deux parties : 

  • 10 questions dans la première partie, qui ne spoilent pas le jeu ;   
  • 2 questions dans la deuxième partie, auxquelles on ne peut répondre qu’une fois le jeu terminé ;   
  • 1 question qui ne peut être posée qu’une fois le jeu terminé et si Kara était présente dans la scène Crossroads.  

D’un point de vue technique, ça n’a pas été un énorme challenge, mais il a fallu gérer plusieurs cas : 

  • si la personne joue toute l’aventure d’une traite, sans jamais repasser par le menu, le questionnaire passe directement aux questions 12 ou 13 ; 
  • si on laisse partir Chloé à la fin du jeu, elle n’est plus là pour poser les questions les fois suivantes ;  
  • Si on n’a pas rempli la condition pour avoir accès à la dernière question, elle revient pour la partie suivante ;  
  • si on lance le questionnaire avant que Chloé ait pu le proposer. 

Sachant que Chloé lance des phrases régulièrement si on reste dans le menu, il a fallu aussi faire en sorte de mettre le questionnaire en pause si nécessaire.  

À PROPOS DE SA SCÈNE D’INTRO  

Maxime Brochen – Lead Camera Artist

Pour Chloé, l’idée de mise en scène était de retrouver ce qui constituait l’ADN de Quantic dream, à savoir un plan rapproché sur l’émotion du personnage. À l’époque, nous avions fait cela sur les écrans de chargement de Heavy Rain : juste le personnage jouable en gros plan, avec ses expressions faciales. L’effet avait été saisissant : on avait vraiment l’impression de se retrouver devant un acteur vivant, expressif. Il nous a dès lors paru logique d’adopter à nouveau cette idée pour Chloé, qui de par sa condition d’androïde dans le contexte du jeu, devait faire preuve d’une fragilité et d’une authenticité humaine.

Paradoxalement, la caméra qui la suivait était totalement automatique : il nous était impossible de maintenir un plan fixe à une tel échelle sans avoir recours à un trageting procédural, c’est-à-dire un cadrage automatique de la caméra : elle avait trop d’expressions et de micromouvements qui la faisait sortir du cadre. Nous avons donc décidé que la caméra suivrait le nez de Chloé, peu importe ses déplacements. Il en a résulté un bug plutôt amusant : au moment de la libération de Chloé par le joueur, le personnage devait sortir du cadre, laissant juste un fond vide. Naturellement, la caméra n’en a fait qu’à sa tête, et a continué à la suivre aussi ! Et évidemment, on a corrigé ça immédiatement !